L’état des populations de rorquals communs et de dauphins bleu et blanc en Méditerranée nord-occidentale
Réalisée par cinq organisation non gouvernementales impliquées dans la protection des mers et des océans, une étude révèle les menaces qui pèsent sur les populations de deux espèces emblématiques de mammifères marins présentes en Méditerranée occidentale. Les chercheurs ont mis en évidence les risques que représentent le trafic maritime, l’urbanisation des côtes, la pollution, ainsi que le tourisme.
La mer Méditerranée est un écosystème unique, l’un des plus dynamiques et sensibles au monde. Son habitat relativement fermé implique que les populations de plusieurs espèces y trouvant refuge, divergent génétiquement des populations de l’Atlantique. C’est également l’un des écosystèmes les plus menacés. Le Sanctuaire Pelagos, créé en 2002 pour la protection des mammifères marins, est un espace privilégié pour l’alimentation et la reproduction de nombreuses espèces, dont le rorqual commun (Balaenoptera physalus) et le dauphin bleu et blanc (Stenella coeruleoalba).
Cette aire de 87 500 km2 est particulièrement importante pour le rorqual commun, deuxième plus grande baleine au monde, déclarée espèce vulnérable par l'Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN). Afin de mettre en place des mesures de conservations optimales, ou de les ajuster, il était nécessaire de connaître l’état des populations des espèces concernées, ainsi que les menaces qui pèsent sur elles.
État des populations
La première étude sur le long terme réalisé en Méditerranée nord-occidentale a eu pour objectif d’estimer l’évolution de l’abondance du rorqual commun et du dauphin bleu et blanc. En effet, les informations relatives aux populations, ainsi qu’à leur dynamique, sont primordiales pour estimer l’impact des menaces et des mesures de conservation. Cette étude, rassemblant plusieurs organisations (EcoOcean, Swiss Cetacean Society – SCS, Cybelle planète, WWF France, Participe Futur), a été réalisée de 1994 à 2018, chaque année entre juin et septembre. La zone d’étude couvrait le Sanctuaire Pelagos ainsi qu’une zone adjacente (golfe du Lion).
Un unique protocole a été défini pour normaliser la prise de données : le transect en ligne, qui consiste à effectuer une prise de données en ligne droite à vitesse constante. Se sont ajoutées deux méthodes complémentaires d’analyse. La première, le Distance sampling, permet de connaître la probabilité de détection des cétacés, ainsi que la largeur effective de détection et l’effectif moyen des groupes. La seconde, le krigeage, repose sur le principe d’autocorrélation spatiale définissant que des cellules proches dans l’espace ont tendance à se ressembler, permettant ainsi d’estimer les valeurs inconnues à partir des valeurs des observations alentours et d’estimer ainsi l’abondance totale de la zone étudiée, par an, sur une période de 6 ans et sur une période de 25 ans.
Des résultats contrastés selon les espèces
Cette étude a permis de démontrer que le Sanctuaire Pelagos abrite 67 % des rorquals communs et 71 % des dauphins bleu et blanc, prouvant ainsi qu’il constitue une aire majeure pour ces deux espèces. Il a également été constaté que le Sanctuaire Pelagos est une zone représentative de la Méditerranée nord-occidentale dans son ensemble, puisqu’il suit les mêmes tendances que la zone adjacente. Cela démontre que la Méditerranée nord-occidentale évolue comme une entité homogène. Cela est particulièrement intéressant pour les études à venir, puisque ce résultat signifie que l’effort d’observation peut être concentré sur une zone réduite, telle que le Sanctuaire, les données obtenues pouvant être ensuite extrapolées au reste de la Méditerranée nord-occidentale. ces deux espèces n’a pas pu être établie de manière statistiquement significative, ce qui pourrait être lié au fait que seules les grandes variations de population (souvent > 30 %, voire 50 %) sur une relativement courte période (< 15 ans) sont réellement détectables de manière significative par la majorité des méthodes statistiques utilisées de façon standardisée. De plus, en n’étudiant qu’une partie de la zone de distribution d’une espèce, il a été difficile d’établir si les dynamiques observées sont réellement représentatives de la population globale ou si elles ne sont que le reflet des déplacements des espèces concernées. Néanmoins, il est possible de dégager des tendances à partir des résultats obtenus. Ainsi, on observe, dans le Sanctuaire Pelagos, une augmentation de 23,3 % de l’abondance de rorquals communs sur les 25 dernières années. Celle-ci pourrait être en partie due à un taux de reproduction favorable (calculé à 0,33 % en moyenne entre 1992 et 2015). À contrario, l’abondance de dauphins bleu et blanc est en baisse de 25,3 % pour la même région et sur la même période. Les données pour la Méditerranée nord-occidentale ne sont pas très éloignées, avec une augmentation de 19 % pour les rorquals communs et une diminution de 28,6 % pour les dauphins bleu et blanc. Cette diminution pourrait être le reflet des cinq épisodes de forte mortalité enregistrés depuis 1990, qui sont notamment liés à des épidémies de Morbillivirus, des captures accidentelles ou des taux de pollution (notamment des PCB) élevés. De plus amples études seraient nécessaires pour affirmer ces tendances de manière significative.
Trafic maritime et risques de collisions
Trente pour cent du trafic maritime mondial transite par la mer Méditerranée. Pendant la période du 1er juin 2013 au 31 mai 2015, 13 856 navires ont été comptabilisés lors de la caractérisation du trafic dans une zone élargie autour du port de Marseille. Cette caractérisation s’est déroulée à l’aide du système d’identification automatique SIA, qui permet la description des mouvements des navires pendant une période donnée, de leur vitesse, leur identification et leur catégorisation par type d’activité. Parmi ces 13 856 navires, 62 % étaient européens et représentaient à eux seuls 75 % de la distance totale parcourue. Les navires passagers et les cargos étaient les principales composantes, représentant respectivement 34 % et 28 % de la distance totale parcourue, toutes catégories confondues.
Les collisions constituent la première cause de mortalité non naturelle pour les cétacés. Le rorqual commun est l’une des espèces les plus concernées par cette menace, avec 16 à 20 % de la mortalité totale due à des collisions avec un navire. Les delphinidés, comme le dauphin bleu et blanc, sont moins impactés en raison de leur petite taille.
Les risques de collisions ont été évalués dans le Sanctuaire Pelagos durant la période estivale, puisque c’est à cette période que le trafic maritime est le plus dense, permettant d’évaluer le plus haut risque de collision. Ce risque nommé NME (Near Miss Event), qui représente le nombre de situations où la route des cétacés croise celle des navires, dépend de la vitesse du bateau, de la distance parcourue par les navires, ainsi que de la présence et de l’abondance des cétacés en surface.
Le nombre de NME calculé par cette étude s’est élevé, en 2014, à 3520, dont 3168 concernaient uniquement le rorqual commun. Quarante-trois pour cent de ces risques surviennent de jour. Ils pourraient être évités par l’utilisation du système REPCET de repérage en temps réel des cétacés, qui permet la mutualisation des observations et donc la mise en place de mesures d’évitement par les navires concernés. En outre, le taux de collision est 3,25 fois plus élevé dans le Sanctuaire Pelagos qu’à ses alentours ; c’est plus de cinq fois la surface totale de Pelagos qui a été parcourue par les navires en 2014. Le nombre de NME est bien plus élevé que le nombre de collisions connues, ce qui suggère une capacité d’évitement des cétacés. Cependant, ces manœuvres d’évitement pourraient avoir un coût écologique non négligeable (perte d’énergie pouvant affecter la reproduction ou l’alimentation p. ex.).
Cette étude signale également que sept entreprises françaises et italiennes, totalisant 96 navires, représentent près de 50 % du trafic à risque. Le coût total pour les équiper du système REPCET est estimé à 3600 euros par navire, cette somme ne représentant que 0,01 % du coût opérationnel des navires. On peut ainsi en conclure, au vu de la proportion de navires européens impliqués dans le risque de collision et de l’augmentation du trafic estimée à 4 % par an, qu’une réglementation européenne serait bénéfique à la conservation des cétacés de la Méditerranée.
Tourisme de plaisance et whale-watching
Ces deux activités touristiques bien implantées dans le Sanctuaire Pelagos, causent des dérangements physiques et acoustiques, voire des risques de collisions. En 2006, 48 179 bateaux ont été observés dans le Sanctuaire depuis les sémaphores (poste établi sur le littoral pour la communication avec les bateaux), dont la majorité en période estivale (35,6 % en juillet et 59 % en août). Parmi ces navires, on retrouve 66,1 % de voiliers, 31,4 % de bateaux à moteur et 2,5 % de jet-skis. La grande majorité de ce trafic de plaisance se concentre près des côtes, même si l’on enregistre une présence de ces navires au large. Ainsi, les risques sont plus élevés pour les espèces observées au niveau de la marge côtière.
L’intensité du trafic de plaisance est relativement faible le matin et le soir, pour atteindre son maximum entre 9 h et 14 h. Le rorqual commun, qui préfère les fonds marins de 2000 m, se rencontre principalement le soir, à partir de 19 h. Ainsi, les risques sont faibles à moyens dans les zones de fonds de 2000 m. Cependant, il s’agit d’une espèce phare qui est par conséquent particulièrement exposée au whale-watching (observation des baleines), dont les pratiques peuvent être très intrusives (nage, whale-jumping p. ex.).
Le dauphin bleu et blanc se rencontre globalement assez facilement en raison de sa grande abondance en Méditerranée nord-occidentale. La mer Liguro-provençale et la bordure ouest du Sanctuaire Pelagos constituent des zones à haut risque pour cette espèce. Un label est en cours d’élaboration, dont le cahier des charges décrit les mesures à prendre dans le cadre de la gestion du tourisme de plaisance et du whale-watching. Ce label permettrait notamment d’effectuer un suivi des activités, l’éventuelle mise en place de licences, ainsi que la formation et la sensibilisation des organismes de tourisme.
Macro-pollution
La macro-pollution marine a un fort impact sur les cétacés. En effet, cette pollution est à l’origine de plusieurs incidents pouvant être mortels pour ces animaux, tels que l’ingestion accidentelle, le blocage du tube digestif, l’enchevêtrement dans des filets ou sacs en plastique, ou encore des blessures. La mer Méditerranée regroupe l’une des plus grandes concentrations de pollution marine au monde, ce qui est certainement lié à la présence de nombreuses routes maritimes de commerce, aux régions côtières urbanisées et aux courants océaniques.
Une étude effectuée durant la période estivale entre 2006 et 2015, a ratissé une zone d’environ 100 km de large par transects afin de caractériser la macro-litière (> 1 cm). Cette caractérisation, faite en partie dans le Sanctuaire Pelagos, s’est faite en parallèle d’observations de cétacés.
Les résultats montrent que cette micro-litière est omniprésente, plutôt que de présenter des zones de forte accumulation. Ceci est principalement dû à la dynamique de circulation méditerranéenne. Cette litière est composée à 86,7 % de plastique, un matériau à haute longévité, dont 65,9 % sont des sacs et emballages, ceux-ci représentant plus de 45 % des 1993 objets observés sur l’aire totale. Le polystyrène, qui provient sans doute majoritairement de l’industrie de la pêche, ne représente que 9,5 % de la macro-litière.
Sur la zone d’étude sélectionnée pour les analyses, considérée représentative de l’aire totale d’étude, il a été calculé que 53,3 % de la distribution des cétacés observés (six espèces) se superposait à la répartition de la macro-litière, impliquant un haut potentiel d’interaction. Cette superposition est particulièrement élevée à l’est de la zone de recherche. Pour les rorquals communs, elle s’élève à 61,4 %, ce qui constitue une menace importante. En effet, cette espèce est particulièrement impactée par la pollution due aux plastiques, en raison de sa taille et de son mode d’alimentation. Pour ce qui est du dauphin bleu et blanc, la superposition avec la macro-litière se chiffre à 45,6 %. Ce cétacé est moins impacté par la macro-litière que le rorqual commun, mais des ingestions accidentelles sont fréquemment reportés.
Aucune tendance d’évolution de la quantité de macro-litière n’a été observée sur les dix années d’étude. Il est cependant important de noter que 70 % du plastique se dépose sur les fonds marins alors qu’il se décompose, ce qui implique une sous-estimation de l’impact réel de la pollution marine lorsque l’on se concentre uniquement sur la macro-litière en surface.
Conclusions
En conclusion, on peut constater que les populations de rorquals communs et de dauphins bleu et blanc subissent toutes deux de nombreuses menaces, principalement anthropogènes. On remarque aussi que le Sanctuaire Pelagos, bien qu’étant une aire protégée, subit également une forte pression humaine.
Les risques de collisions sont considérables en raison de l’importance économique de la mer Méditerranée, en particulier pour les cargos et navires passagers. Ils pourraient être relativement facilement évités en équipant des navires avec le système REPCET. Dans ce cadre, une réglementation européenne serait bénéfique, puisqu’elle permettrait de réduire d’environ 50 % les risques de collisions.
Ce sont également les cargos et navires passagers qui sont probablement, avec l’urbanisation des côtes, à l’origine de la grande quantité de plastique (sacs et emballages) que l’on retrouve en surface. Il est certain que les risques liés à la pollution plastique de la mer Méditerranée est sous-estimée, puisque la macro-litière ne représente que 30 % de la litière totale.
Enfin, le tourisme de plaisance est nuisible pour ces populations, en particulier lorsqu’on considère certaines méthodes intrusives. Un label en cours d’élaboration permettrait, notamment grâce à son cahier des charges, une surveillance plus stricte de ces méthodes.
Malgré la vulnérabilité du rorqual commun, il semblerait que ses populations se portent mieux, en termes de tendance évolutive, que celles du dauphin bleu et blanc. Ces tendances restent à confirmer, mais cela nous donne déjà une bonne idée de l’état de ces populations, ainsi que des mesures de conservation à mettre en œuvre à l’avenir.